La Cantatrice chauve, construite autour de l'absence, l'absurde, l'angoisse et la mort, est une pièce existentialiste
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9. Emmanuel Jacquart a senti l'influence existentialiste,
Le Théâtre de dérision, Gallimard, Paris, 1974, p. 75.
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Contrairement à la tradition théâtrale qui veut que les personnages aient un caractère fixe, dans La Cantatrice chauve, l'évolution de l'être même du personnage constitue l'armature de l'intrigue. Ce point amène directement à L'Être et le Temps
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10. Martin Heidegger, L'Être et le Temps, Gallimard, Paris, 1964.
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Martin Heidegger, qui place au centre de sa réflexion la conscience que l'homme a de son existence, discerne deux modes d'être :
Le mode inauthentique est premier. C'est le mode "quotidien", celui dans lequel l'homme se trouve spontanément, caractérisé par l'aliénation et la fausse conscience. Le mode authentique - qui en est l'inverse - est caractérisé par la conscience vraie et la liberté. Le passage de l'un à l'autre suppose la prise de conscience de la mort.
L'inauthenticité
Pour Martin Heidegger, le "chez soi" est lié à l'idée de sécurité. Dans son "chez-soi", le Dasein
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12. Le Dasein, traduit par l'Être-là, correspond à cette partie de l'homme concernée par sa possibilité d'être.
C'est au Dasein qu'Eugène Ionesco a donné une existence théâtrale dans La Cantatrice chauve.
reste dans une aliénation confortable et ne se trouve pas confronté à ses "possibles", ce qui serait pour lui source d'angoisse. Il se sent à l'aise au milieu des "on", faisant ce que l'on fait, le soir chez soi : lire le journal, commenter les nouvelles, bavarder
Reproduisant la situation du Dasein, le dramaturge fait débuter La Cantatrice chauve en plaçant ses personnages dans la situation de la conscience aliénée : les Smith sont dans leur "chez soi".
Leur monde est sûr, pour autant qu'ils renoncent à leur désir d'être et réussissent à éliminer toute trace de liberté, comme le fait Mme Smith "réintégrant" la Bonne, par un rituel bien rôdé, dans le monde du connu et du maîtrisé.
Pour Martin Heidegger, la curiosité, le bavardage, l'équivoque caractérisent l'homme qui vit dans l'inauthenticité, c'est-à-dire tout le monde dans la vie de tous les jours. Le philosophe allemand a présenté cette vie dans l'inauthenticité comme la soumission de chacun à une sorte de dictature du "on", qui transforme chacun en "on" :
"Cette situation d'indifférence et d'indistinction permet au "on" de développer sa dictature caractéristique. [ ] Le "on" qui n'est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d'être [ ] Chacun est l'autre et personne n'est soi-même. Le "on" qui répond à la question de savoir qui est l'être-là quotidien, n'est personne (13) 13. Martin Heidegger, op. cit., p. 159-160. ."
Dans La Cantatrice chauve, Bobby Watson est l'incarnation de ce "on" que chaque personnage est dans le réel. Eugène Ionesco a confirmé le radical manque de personnalité de ses personnages :
"Les Smith et les Martin ( ) peuvent "devenir" n'importe qui, n'importe quoi car n'étant pas, ils ne sont que les autres, le monde de l'impersonnel, ils sont interchangeables : on peut mettre Martin à la place de Smith et vice-versa, on ne s'en apercevra pas (14) 14. Notes et contrenotes, p. 160. ."
Un point est à mettre en rapport avec ce que le philosophe a baptisé l'être-avec.
La tradition philosophique postule la séparation du sujet et de l'objet. Mais Heidegger refuse cette illusion d'une conscience souveraine, d'un moi transcendant, en face d'un monde objectif. Pour Heidegger, le Dasein se situe dans un monde qu'il a toujours partagé avec autrui :
"Le monde dans lequel je suis est toujours un monde que je partage avec d'autres, parce que l'être-au-monde est un être-au-monde-avec Le monde de l'être-là est un monde commun (15) 15. Martin Heidegger, op. cit., p. 150. ."
Cette conception d'un homme fondamentalement grégaire ne pouvait manquer de focaliser l'attention d'Eugène Ionesco qui n'a jamais caché son aversion pour la compagnie et qui a félicité Jean Anouilh d'avoir compris que La Cantatrice chauve met en scène des personnages qui ne se supportent pas.
L'auteur dramatique a résumé son jugement sur le réel en transposant le concept d'ustensilité heideggérien.
Le Dasein vit dans un monde d'outils, dont il s'approche avec une intention : "L'outil est essentiellement quelque chose pour
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16. Martin Heidegger, op. cit., p. 93.
."
Dans La Cantatrice chauve, l'outil, c'est le pot de chambre de la Bonne
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17. Eugène Ionesco a transposé d'autres concepts heideggériens : la "compréhension" qui fait que la Bonne "comprend" que les Martin sont des Bobby Watson dans la scène IV ; la "vérité" qui est sans rapport avec le fait d'énoncer des propositions vraies, mais qui se situe dans l'"existence ",
ce qui fait dire à Monsieur Martin que "la vérité ne se trouve pas dans les livres, mais dans la vie."
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Les sonneries désordonnées de la pendule qui ponctuent les premières scènes sont à rapporter à L'Être et le Temps.
Pour Heidegger, le "on" n'a pas d'action. Le temps du "on" n'est qu'une série infinie de maintenant, sans liaison et sans cohérence. En revanche, ce temps inauthentique n'est pas générateur d'angoisse car il n'est pas limité par la conscience de la mort.
Vivre selon le "on", c'est refuser la conscience de la mort.
Dans La Cantatrice chauve, l'aliénation se traduit, entre autre, par la sonnerie désordonnée de la pendule qui sonne d'autant plus et d'autant plus fort que les personnages apparaissent plus étrangers à eux-mêmes. En revanche, à partir de l'entrée du Pompier qui correspond à l'univers de la conscience vraie, les sonneries cessent
Et l'on peut souligner qu'avant de donner à la pièce son titre définitif qui met l'accent sur la mort, la "Cantatrice chauve
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18. La "Cantatrice chauve" est un rajout de dernière minute. Lors des répétitions, Eugène Ionesco, entendant un comédien qui avait oublié son rôle, improviser et prononcer les mots "Cantatrice chauve" comprit l'importance de ce personnage que le hasard lui envoyait
", l'auteur avait pensé à des titres qui mettaient l'accent sur le temps : Big Ben Folies, l'Heure anglaise, Une heure d'anglais
L'authenticité
Dans L'Être et le Temps, l'authenticité se comprend à partir de l'inauthenticité, c'est-à-dire du quotidien:
"L'ipséité authentique ne repose sur aucune situation d'exception qui adviendrait à un sujet libéré de l'emprise du "on", elle ne peut être qu'une modification existentielle du "on"
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19. Martin Heidegger, op. cit., p. 163.
."
En prenant conscience qu'il est voué à la mort, le Dasein accède à la liberté. Cette prise de conscience de la mort, passage obligé vers l'authenticité, implique la rencontre de l'angoisse.
L'auteur dramatique va faire évoluer ses personnages, à partir de leur conscience fausse. Dans leur montée vers l'être, les Smith et les Martin rencontrent l'"Horrible chanteuse". Mais l'ipséité se révèle une chimère, car la tentative d'être ne débouche que sur la folie.
Les personnages de La Cantatrice chauve sont alors voués à une angoisse sans perspective. Le remède serait la résignation au "on". Mais une force intérieure les relance sans cesse dans une quête sans objet
La Cantatrice chauve semble bien être née d'une interrogation sur le sens que pouvait revêtir l'authenticité heideggérienne, l'expérience du dramaturge le poussant à critiquer un penseur qu'il admirait pourtant profondément.
(article mis en ligne le 16 décembre 2007)
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