De l'aventure de Musset avec George Sand est née la plus grande pièce française du 19è siècle. Celle-ci avait tiré un drame des Chroniques
de Varchi, Une Conspiration en 1537 qu'elle donna à Musset afin qu'il s'en inspire. Il le fit en créant Lorenzaccio
(1)
1. Sur l'origine de Lorenzaccio, voir : Gérard Piacentini, « Le débat sur la vertu entre Pierre Corneille et Alfred de Musset.
Sur Cinna et Lorenzaccio », Revue d'histoire du théâtre, 1997, n°4, p. 335.
.
L'époque de sa rédaction a créé une équivoque. Venant peu après 1830, on y a généralement vu l'expression d'une déception politique.
La Confession d'un enfant du siècle dans laquelle Musset fustige les émigrés revenus occuper leurs propriétés, récupérer leurs postes et
leurs prébendes a conforté cette opinion
(2)
2. Alfred de Musset, La Confession d'un enfant du siècle, Gallimard, Coll. Folio, 1989, p. 22 et sq.
.
Pourtant, quelques mois avant Lorenzaccio, Musset écrivait dans la dédicace de La Coupe et les Lèvres :
Je ne me suis pas fait écrivain politique
N'étant pas amoureux de la place publique.
D'ailleurs, il n'entre pas dans mes prétentions
D'être l'homme du siècle et de ses passions.
Une telle indifférence envers la politique est-elle compatible avec le fait d'écrire, en même temps, une pièce politique? Cette dédicace
se situant deux ans après les événements de 1830, on ne peut évoquer un changement d'attitude de l'auteur qui aurait découvert soudainement
la politique. Il est donc légitime de s'interroger sur le sens de la pièce. En fait, comme on va le voir, Lorenzaccio n'est pas un drame
politique, mais une pièce complexe qui entremêle morale, politique et culture dans une vision cynique et très pessimiste.
La confrontation de Une conspiration en 1537 et de Lorenzaccio permet de repérer la principale modification que Musset a fait subir à la
pièce de George Sand. Philippe Strozzi ne joue aucun rôle dans Une conspiration en 1537 - Lorenzo le retrouve à Venise une fois le
meurtre accompli - tandis qu'il est un personnage essentiel de Lorenzaccio.
De par le rôle qui lui est assigné par l'auteur, Philippe Strozzi a une fonction capitale. Les valeurs, patriotisme, amour de la liberté,
droiture, courage, sont représentées par ce personnage idéalisé
(3)
3. Au théâtre, les idées n'ont de place qu'incarnées. Comme l'a écrit Eugène Ionesco : « Le théâtre n'est pas le langage des idées",
Notes et Contre-notes, Gallimard, Paris, 1962, p. 11.
.
Le début de l'acte II, où Philippe Strozzi prend la parole pour la première fois, souligne ses préoccupations morales ; il ne se résigne
pas à la corruption et pense que l'homme peut s'améliorer. A l'acte I, les Bannis de Florence parlent de lui avec respect et soulignent
son patriotisme, qualité que la suite confirme ; à l'acte IV, lorsque son fils, qui se met au service du Roi de France, l'invite à faire
de même, il refuse absolument ; en aucun cas, le vieillard ne prendrait les armes contre sa patrie. De plus, il est le seul personnage
à manifester une conscience politique. Etudiant l'Antiquité, il a longuement pensé à une Constitution pour Florence.
Mais si l'homme est doté d'un grand courage, si sa droiture inspire le respect, il n'en est pas moins aveugle et sourd à ce qui dérange
sa vision d'un monde idéalisé, comme le lui fait remarquer Lorenzo :
Ah ! Vous avez vécu tout seul, Philippe. Pareil à un fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de l'océan des hommes, et vous avez regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière ; du fond de votre solitude, vous trouviez l'océan magnifique sous le dais splendide des cieux ; vous ne comptiez pas chaque flot, vous ne jetiez pas la sonde ; vous étiez plein de confiance dans l'ouvrage de Dieu.
Philippe Strozzi ne joue aucun rôle dans le devenir de Florence. De fait, il ne peut jouer aucun rôle sans mettre en cause la cohérence de l'œuvre.
Il ne peut pas être l'instigateur de la révolte puisqu'il incarne des valeurs idéales et que Musset nous dit, à travers Lorenzaccio, que
les valeurs ne gouvernent pas les actions des hommes, que le patriotisme et l'amour de la liberté ne motivent pas les conduites humaines.
Si Philippe Strozzi prenait la tête d'une révolte, cela aurait pour conséquence de les faire exister concrètement, d'en faire une règle
de conduite véritablement inscrite dans le monde. De fait, à Florence, une fois Philippe parti, il n'y a aucune manifestation significative
de patriotisme ou d'amour de la liberté. La ville est livrée aux intrigues. Les Républicains ne font rien ou trahissent ; le peuple,
personnifié par le Marchand de soieries, est dominé par la superstition. C'est pourquoi, s'écartant de la vérité historique - le véritable
Philippe Strozzi était un ambitieux sans scrupules, et il semble bien que Louise Strozzi ait été assassinée par les Strozzi eux-mêmes
- Musset fait de Philippe Strozzi un père admirable qui, brisé par la mort de sa fille, s'en va à Venise et sombre dans l'inaction.
En face de Philippe Strozzi, Lorenzo apparaît comme son contraire, après avoir été son double. Cette différence, qui se détache sur le
fond d'une identité première, est exposée par Lorenzo lui-même dans la grande scène centrale :
C'est parce que je vous vois tel que j'ai été, et sur le point de faire ce que j'ai fait, que je vous parle ainsi...
Contrairement à Philippe Strozzi, Lorenzo ne s'est pas complu dans l'illusion de la bonté de la nature humaine. Il a appris à juger les hommes, il sait qu'espérer en un monde harmonieux est une pure chimère :
Mais moi, pendant ce temps-là, j'ai plongé ; je me suis enfoncé dans cette mer houleuse de la vie ; j'en ai parcouru toutes les profondeurs, couvert de ma cloche de verre ; tandis que vous admiriez la surface, j'ai vu les débris des naufrages, les ossements des Léviathans.
La métaphore de la cloche de verre fait référence au masque du débauché derrière lequel il s'est dissimulé pour mener à bien son projet,
l'assassinat du Duc.
Les motivations et les modalités de ce projet ont une importance essentielle pour la signification de Lorenzaccio. Enfant, Lorenzo a lu
Plutarque, et il a trouvé dans cette lecture un aliment pour ses rêveries. « L'homme possède ou un dieu ou une idole » a écrit Max Scheler.
Lorenzo a fait son idole d'un héros historique. Des Vies parallèles, l'enfant qu'il était a admiré Brutus, ce héros plus grand que nature,
ce républicain intransigeant. Plus tard, devenu un jeune homme, bouleversé par le moment et le lieu - une nuit, au milieu du Colisée
antique - un désir lui vient, inspiré par ses lectures d'enfance. Dans un mouvement de l'âme qui l'emporte tout entier et déborde toute
réflexion, il jure d'être un autre Brutus, de devenir semblable à ce héros surhumain.
Ce désir ne peut s'expliquer par une ambition vulgaire comme la volonté de se hisser dans la hiérarchie des honneurs. Lorenzo est
l'héritier du trône de Florence : « il n'a qu'à laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de lui toutes les
espérances humaines. » Cette situation ne lui suffit pas. Il ne se satisfait pas de cette royauté finalement anonyme, puisque n'importe
quel autre héritier ferait l'affaire. Bien au contraire, il veut une gloire personnelle :
J'étais bon, et pour mon malheur éternel, j'ai voulu être grand.
Entre la grandeur qu'il désire et la bonté qu'il possède, il y a l'admiration des autres. Cette qualité-ci ne suscite guère ce sentiment, contrairement
à cette qualité-là. Tout au moins, il le pense. Lorenzo désire focaliser sur lui l'attention des autres. Son être s'en trouvera magnifié,
gonflé par cette transfusion. De cette admiration éperdue qu'il a voué à Brutus - et qui est le signe d'un manque d'être -, il veut
inverser les termes. Brutus a été une idole pour Lorenzo ; maintenant, Lorenzo veut devenir une idole pour les autres
(4)
4. Ce projet le désigne comme un dandy. Pour René Girard, le dandy est un petit bourgeois avide de polariser sur lui le désir des autres, un capitaliste
du désir. Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961, p. 168.
.
Ce projet, étant donné l'énergie exceptionnelle que Lorenzo déploie pour l'accomplir, n'est pas aussi anodin qu'il y paraît au premier
abord. En effet, un tel projet suppose qu'il renonce à lui-même pour devenir un autre. Lorenzo abdique sa propre personnalité et choisit
de devenir un être différent, imitation d'un héros historique. Il choisit le mensonge des valeurs à la platitude de la vie empirique
(5)
5. On mesure ici le contre-sens qui consiste à attribuer l'accomplissement du meurtre à « une affirmation de soi, pour maintenir l'unité
de son être profond », comme l'écrit André Stegmann dans « La remise en cause des valeurs dans Lorenzaccio », Le Théâtre tragique, CNRS,
1962, p. 338. Le meurtre est projeté par un jeune homme dont l'être n'existe que par imitation, qui n'a pas d'être propre.
.
A ce Brutus potentiel, il faut donc un César, n'importe lequel fera l'affaire :
Si la Providence m'a poussé à la résolution de tuer un tyran, quel qu'il fût, l'orgueil m'y a poussé aussi. Que te dirais-je de plus ? Tous les Césars du monde me faisaient penser à Brutus.
Le projet de Lorenzo n'est pas défini par une vision historique, mais par un désir de s'identifier à un héros illustre admiré dans
l'enfance et qui a incarné les grandes valeurs, la liberté, la patrie, qui ont fait rêver le jeune garçon.
La mise en œuvre de son projet déçoit totalement son attente. Pour approcher le Duc et l'assassiner, Lorenzo feint d'être un débauché
et joue le rôle d'un personnage infiniment indigne. Bien loin de mépriser l'homme qu'il semble être, mais qu'il n'est pas en réalité,
les Florentins désirent lui prostituer leurs filles contre de l'argent. Lorenzo voudrait être méprisé et haï, or il est simplement craint
et objet d'envie pour les pauvres qu'il tente avec son or :
Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio ? Et les enfants ne me jettent pas de la boue ? Les lits des filles sont encore chauds de ma sueur, et les pères ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs balais pour m'assommer ! Au fond de ces dix mille maisons que voilà, la septième génération parlera encore de la nuit où j'y suis entré, et pas une ne vomit à ma vue un valet de charrue qui me fende en deux comme une bûche pourrie ?
Ne méprisant pas l'être méprisable qu'il est en apparence, les Florentins n'admireront pas l'être admirable qu'il est en réalité et qui
se révèlera après l'assassinat. De fait, le projet qui repose sur une idée fausse - la croyance en la bonté de la nature humaine - est
totalement vain, inadéquat au réel.
Ses illusions envolées, il reste à Lorenzo le regret de sa pureté perdue et l'amertume de se voir en butte au mépris facile de ceux qui
font profession d'aimer la liberté - les soi-disant Républicains. Aussi, bien qu'il n'y croie plus, il ne lui reste plus qu'à accomplir
le projet initial. Tout au moins, il sauvera la face et se mettra à l'abri du mépris car il s'instituera ainsi le « juge de l'humanité ».
En effet, si les Républicains le suivent, il apparaîtra comme le héros qu'il avait rêvé d'être ; s'ils ne le suivent pas, ils révèleront
toute leur bassesse. De fait, il est trahi, les Républicains le dénoncent et confirment leur indignité.
On a parfois vu en Lorenzo un héros dont le Romantisme a fourni d'autres exemples. Mais Musset n'est pas Vigny et Lorenzaccio n'est pas
Chatterton, pas plus que la pièce n'est un de ces drames romantiques qui font parfois prendre Victor Hugo pour un rival de Dumas fils.
Il n'y a pas, dans Lorenzaccio, de héros supérieur écrasé par la cruauté du monde, tels Chatterton ou Ruy Blas. Tous les hommes ont les
pieds sur terre, même si certains ont la tête dans les nuages, tous sont logés à la même enseigne. Contrairement aux héros de Vigny et
de Hugo qui demeurent romantiquement dans la certitude de leur supériorité absolue, Lorenzo fait l'expérience du caractère prosaïque
de l'existence humaine.
Voulant à toute force s'identifier à un personnage surhumain, dans l'accomplissement de son projet qui nécessite la pratique de la
débauche, Lorenzo constate la naissance en lui-même d'un goût pour les plaisirs bas - le vin, le jeu et les filles - incompatible avec
l'image du héros qu'il désire être. Avec lucidité, Lorenzo reconnaît en lui-même l'universelle médiocrité de la nature humaine.
Par un étrange paradoxe, la perte des illusions qu'il entretenait sur lui-même désacralise ce Brutus jadis tant admiré. Les yeux de
Lorenzo se dessillent. Il comprend que tous les hommes sont faits de la même étoffe. Se connaissant lui-même, il connaît alors les
sentiments du Brutus véritable, puisqu'il est devenu un second Brutus. Ainsi, il connaît le véritable Brutus, de la manière la plus
juste, la plus exacte et la plus intime, et il peut mesurer l'abîme qui sépare le Brutus véritable du Brutus idéalisé retracé par
l'historiographe. Il comprend qu'il n'y a pas de héros, que la vertu n'existe pas, qu'il n'y a que des écrivains menteurs.
La culture n'est qu'une vaste tromperie, estime Musset. L'activité intellectuelle, qu'elle soit artistique, philosophique ou historique,
consiste à transformer des êtres, des événements ou des réalités fondamentalement médiocres, à leur fabriquer une aura dont ils sont
naturellement dépourvus pour les hisser à un niveau « supérieur ». Une des dernières scènes dénonce ce processus menteur. Deux précepteurs
promènent les enfants dont ils assurent l'éducation. L'un salue l'autre d'un « sapientissime doctor », qui lui renvoie un « Seigneur
docteur ». Les deux enfants dont ils ont la garde se battent, mais eux ne parlent que du sonnet que le premier, auparavant monarchiste,
a fort opportunément écrit alors que le régime politique semble destiné à changer et la République s'installer :
Chantons la liberté qui refleurit plus âpre,
Sous des soleils plus mûrs et des cieux plus vermeils...
Des hommes seront bouleversés par ce verbiage, comme Lorenzo l'a été par les fariboles de Plutarque qu'il dénonce maintenant :
Le tort des livres et des historiens est de nous les montrer [les hommes] différents de ce qu'ils sont.
L'enfant croit à l'héroïsme et se berce d'illusions. L'adulte sait. Cette constatation justifie une interprétation symbolique de la mort
de Lorenzo.
Au mépris de la vérité historique, Lorenzo est jeté dans la lagune de Venise, alors qu'en réalité, il fut assassiné dix ans plus tard.
De cette infidélité à l'histoire, on a parfois accusé le manque de sens historique de Musset, en même temps qu'un parti-pris de cynisme,
comme l'a fait une commentatrice des tragédies de la vengeance : Joyce Bromfield voit dans cette fin une évocation de la Terreur Blanche
durant laquelle le Maréchal Brune fut précipité dans le Rhône
(6)
6. De Lorenzino de Medicis à Lorenzaccio, Marcel Didier, Paris, 1972, p. 165.
. Pour l'interprétation de cette péripétie, il semble plutôt qu'il faille
revenir à la grande scène où Lorenzo s'explique, face à Philippe Strozzi.
Cette grande scène, entièrement créée par Musset, rappelons-le, met en œuvre une série de métaphores qui expriment l'analogie de la
« mer » et de la « vie ». Philippe Strozzi est resté « immobile au bord de l'océan des hommes », il a « regardé dans les eaux la réflexion
de sa propre lumière », « il a trouvé l'océan magnifique » parce qu'il « ne comptait pas chaque flot », parce qu'il ne « jetait pas la
sonde » ; au contraire, Lorenzo a plongé, « couvert de sa cloche de verre », il s'est « enfoncé dans cette mer houleuse de la vie »,
il a « vu les débris des naufrages, les ossements des Léviathans ».
Ainsi, la signification symbolique de la mort de Lorenzo apparaît. Lorenzo était déjà plongé dans la vie, mais il s'en protégeait par
un masque. Maintenant, il y est précipité à visage découvert. Un enfant est devenu un adulte qui envisage la vie avec détachement et
ironie, un homme qui s'amuse sans méchanceté de voir des malheureux tentés de l'assassiner pour toucher une récompense, alors qu'auparavant,
leur bassesse morale était pour lui objet de scandale.
Les circonstances de la mort renforcent cette interprétation. En effet, nous n'assistons pas directement à la mort du jeune homme,
mais à travers le regard de Philippe Strozzi et de son domestique
(7)
7. Acte V, scène 6.
. L'événement perd ainsi de sa réalité. L'exclamation de Philippe Strozzi souligne le caractère irréel d'une mort sans cadavre :
Quelle horreur, quelle horreur ! Eh ! Quoi ! pas même un tombeau !
Par ailleurs, cette mort rappelle le monologue déjà cité, où s'opposent les attitudes de Lorenzo et de Philippe Strozzi, le premier ayant
plongé tandis que le second est resté au bord de l'eau.
Ce caractère de mort-métamorphose est encore confirmé par le tout début de la scène 6 de l'acte V. La première réplique est un commentaire
du jeune homme à propos d'une lettre qui vient de lui parvenir et qui lui annonce que sa mère est morte. Ainsi, le dernier lien avec
l'enfance est rompu.
L'intrigue secondaire renforce et complète la signification de l'intrigue principale en présentant un double de Lorenzo, la comtesse Cibo,
et un personnage qui incarne exactement le contraire de ce que représente Philippe Strozzi, le cardinal Cibo.
Ricciarda Cibo est un personnage historique, tout comme son beau-frère, mais ce qu'en a fait Musset est révélateur. Comme Lorenzo, la
comtesse Cibo éprouve le désir d'être admirée. Bien entendu, le moyen choisi par la Comtesse diffère de celui du jeune homme. Devenue
la maîtresse du duc de Florence, au nom de la liberté, elle pousse son amant à la révolte contre l'Empereur, action ridicule à laquelle
il n'a rien à gagner puisque l'Empereur est son beau-père. Mais elle y gagnera d'être adulée par personne interposée :
Être un roi, sais-tu ce que c'est ? Avoir au bout de ses bras cent mille mains ! Être le rayon de soleil qui sèche les larmes des hommes ! Etre le bonheur et le malheur ! Ah ! Quel frisson mortel cela donne !... Ah, sais-tu ce que c'est peuple qui prend son bienfaiteur dans ses bras ? Sais-tu ce que c'est que d'être porté comme un nourrisson chéri par l'océan des hommes ?...
Elle insiste, s'exalte, lasse Alexandre. Leur aventure est à peine commencée qu'il en a déjà assez. Dans cette intrigue, elle se déshonore
et devient la fable de toute la ville.
Bien loin d'être une réformatrice morale comme le pense Joyce Bromfield
(8)
8. Op. cit., p. 151.
, la comtesse Cibo est le double de Lorenzo mais qui, au contraire
de celui-ci, n'évolue pas. Elle aussi veut être adulée, mais tandis que Lorenzo comprend la vanité de ce désir et l'abandonne, elle
persiste.
Le cynisme de la pièce s'affirme dans le dénouement qui voit le triomphe du personnage situé le plus bas sur l'échelle ontologique.
Exactement à l'opposé de Philippe Strozzi, le cardinal Cibo est un personnage guidé par les instincts, dénué de sens moral. Animé par
l'ambition et la volonté de puissance, il est l'être le plus vil, le plus corrompu, le plus intrigant - le plus adroit aussi - de tout
l'univers de Lorenzaccio
(9)
9. Cf. particulièrement III-2, IV-4.
.
A la fin, grâce à son habileté et à son adresse, grâce à la lâcheté des républicains, il réussit à soumettre Florence et s'impose
comme l'homme de confiance du Pape et de l'Empereur. Côme lui doit sa couronne et lui jure allégeance sur l'Évangile :
Je le jure à Dieu, et à vous, Cardinal.
Mis sur le même plan que Dieu, Cibo apparaît comme la divinité du Mal.
Ainsi, le monde d'ici-bas n'est pas le domaine du Bien, le monde des valeurs incarnées par Philippe Strozzi. Il est le royaume du Mal,
dominé par un dieu vil - ce prêtre ignoble.
Lorenzaccio n'est donc pas un drame politique. Bien au contraire, la pièce tend à montrer l'impossibilité d'un tel drame puisque les
valeurs, liberté, patriotisme, sur lesquelles il pourrait se fonder ne dirigent pas les actions humaines. Pour qu'il y ait véritablement
drame politique, il faudrait que la liberté ou qu'une aspiration à la liberté soient opprimées. Mais la liberté et le patriotisme ne
sont que des mots vides, et ils n'ont jamais été que cela, pense Musset, disqualifiant Plutarque.
Dans Lorenzaccio, morale, politique et culture sont reliées dans une vision globale pessimiste. Le manque de la première détermine la
seconde. La culture intervient ensuite pour transfigurer la réalité et la rendre acceptable. Dans La Confession d'un enfant du siècle,
Musset décrit ce type de dialectique par une métaphore :
La société, qui fait tant de mal, ressemble à ce serpent des Indes dont la maison est la feuille d'une plante qui guérit sa morsure. Elle présente presque toujours le remède à côté de la souffrance qu'elle a causé (10) 10. Op. cit., p. 49-50. .
Lorenzaccio est, avec Fin de partie, une des deux grandes pièces de langue française où la culture tient une place essentielle.
Mais à la différence de ce qu'elle représente pour l'auteur irlandais - la culture est, dans Fin de partie, la condition de l'humanité
de l'homme
(11)
11. Cf. Gérard Piacentini, « Le référent philosophique comme caractère du personnage dans le théâtre de Samuel Beckett ».
- elle est, pour Musset, le remède illusoire à sa petitesse.