L'origine heideggérienne de la pensée de Sartre fait partie de l'histoire de la philosophie. Un ouvrage récent rappelle encore que Sartre a emprunté sa pensée de l'existence à Heidegger
(1)
1. Jean-Michel SALANSKIS, Heidegger, Belles Lettres, 1997, p. 14.
.
Pour Heidegger, le possible est la détermination fondamentale. Sartre, reprend ce concept autour duquel il bâtit sa dramaturgie en lui donnant le nom de liberté :
Mais s'il est vrai que l'homme est libre dans une situation donnée et qu'il se choisit lui-même dans et par cette situation, alors il faut montrer au théâtre des situations simples et humaines et des libertés qui se choisissent dans ces situations... Ce que le théâtre peut montrer de plus émouvant est un caractère en train de se faire, le moment du choix, de la libre décision qui engage toute une morale et toute une vie... Et pour que la décision soit profondément humaine, pour qu'elle mette en jeu la totalité de l'homme, à chaque fois il faut porter sur la scène des situations-limites, c'est-à-dire qui présentent des alternatives dont la mort est l'un des termes (2) 2. Jean-Paul SARTRE, Un théâtre de situations, Gallimard, 1992, p. 20. .
Néanmoins, la liberté sartrienne n'est pas exactement superposable à l'authenticité heideggérienne.
Chez Heidegger, l'authenticité est associée à la conscience de la mort. Le Dasein, toujours en quête de ses possibles, rencontre la mort comme sa possibilité la plus extrême. Par la conscience de la mort, il se découvre limité, échappe au "on" et accède à l'ipséité.
En revanche, pour Sartre, la mort est la "néantisation toujours possible de mes possibles, qui est hors de mes possibilités
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3. Jean-Paul SARTRE, L'Etre et le Néant, Gallimard, 1969, p. 621.
" ;
"Loin que la mort soit ma possibilité propre, elle est un fait contingent qui, en tant que tel, m'échappe par principe
(4)
4. Id., p. 630. La pièce où se retrouve le plus nettement la conception de la mort sartrienne est Huis-clos.
Après sa mort, Garcin est réduit à sa lâcheté : pour ses amis, pour Inès, Garcin est le lâche.
L'étiquette infamante lui colle pour l'éternité, sans qu'il y ait désormais aucune possibilité d'action pour la changer. La mort est comparable au Jugement dernier :
après, on est enfin ce qu'on a été. Il y a chez Sartre, un souci de l'opinion tel que l'on se préoccupe de ce que penseront les autres même quand on sera mort :
"Etre mort, c'est être en proie aux vivants", Id., p. 628.
Chez Heidegger, le souci du "on" n'existe que dans le cas de la vie inauthentique.
".
Du coup, la mort ne peut rien pour la liberté. C'est en se projetant vers un possible, à l'exclusion de tous les autres, que la Réalité humaine découvre sa finitude et accède à sa liberté.
Sartre met en oeuvre sa problématique de la liberté dès ses premières oeuvres, Les Mouches, Les Mains sales, la poursuit avec Le Diable et Le Bon Dieu.
Oreste, dans Les Mouches, est à la recherche de son double idéalisé, incarnation de son possible :
ORESTE.- Tu me donneras la main et nous irons...
ELECTRE.- Où ?
ORESTE.- Je ne sais pas ; vers nous-mêmes. De l'autre côté des fleuves et des montagnes il y a un Oreste et une Electre qui nous attendent. Il faudra les chercher patiemment.
Par la suite, le double n'est pas aussi nettement montré ou verbalisé, mais le personnage se projette dans un avenir où il imagine qu'il a réussi à être ce qu'il veut être.
Dans Les Mains sales, Hugo projette son "acte" - assassiner Hoederer - qui le fera sortir de l'enfance. Il deviendra alors un autre qui compte pour les autres :
Avant la fin de la semaine, vous serez ici, tous les deux, par une nuit pareille, et vous attendrez les nouvelles, et vous serez inquiets, et vous parlerez de moi et je compterai pour vous.
Dans Le Diable et Le Bon Dieu, Goetz rêve de brûler la ville qu'il assiège afin de devenir Lucifer :
Dieu m'entend, c'est à Dieu que je casse les oreilles et ça me suffit car c'est le seul ennemi qui soit digne de moi. C'est Dieu que je crucifierai cette nuit sur toi et sur vingt mille hommes parce que sa souffrance est infinie et qu'elle rend infini celui qui le fait souffrir... Alors je saurai que je suis un monstre tout à fait pur.
Ayant identifié son désir et projeté ce qu'il veut être, il reste au personnage à réaliser son projet et faire son "acte". Ainsi, Oreste naît à la liberté en assassinant Egisthe et Clytemnestre - on retrouve là le "chemin" cher à Heidegger - :
J'ai fait mon acte... Hier encore, je marchais sur la terre et des milliers de chemins fuyaient sous mes pas car ils appartenaient à d'autres... aucun n'était à moi. Aujourd'hui, il n'y en a plus qu'un et Dieu sait où il mène : mais c'est mon chemin.
Dans Les Mains sales, Hugo pense que le chemin qui le mènera à la liberté passe par le meurtre tandis que dans Le Diable et le bon Dieu, Goetz se prépare à massacrer vingt mille personnes pour se prouver qu'il est libre. On voit la transformation liée au changement de statut et de signification de la mort : conscience vécue chez le philosophe allemand, péripétie chez le philosophe et dramaturge français. À un univers qui relève du tragique, Sartre substitue le dramatique où la mort n'est qu'un événement.
L'influence cartésienne.
Dans L'Etre et le Néant, critiquant Martin Heidegger, Sartre souligne que le Dasein a été conçu en évitant le Cogito :
"Le Dasein, pour avoir été privé dès l'origine, de la dimension de la conscience, ne pourra jamais reconquérir cette dimension
(5)
5. Id., p. 115.
."
À cette conception, le philosophe français oppose son propre credo : "Une étude de la Réalité humaine doit commencer par le Cogito
(6)
6. Id., p. 127.
."
Chez Descartes, la fonction du Cogito est plurielle : donner l'exemple d'une proposition certaine, affirmer le primat absolu de la pensée,
et préparer la distinction radicale de l'âme et du corps, ce qui permet d'éliminer "les idées confuses des sens", les sensations de chaud, de froid...
et de ne considérer que "les idées claires et distinctes", par exemple les figures géométriques comme le triangle, ou le nombre, etc. "Je pense, donc je suis"
me donne une idée de moi-même qui ne dépend que de l'intellect, sans qu'intervienne aucune notion du corps : "Nous pouvons avoir la certitude de notre être
qui pense, qui sent, qui veut, sans rien savoir de l'existence du corps
(7)
7. Emile BREHIER, Histoire de la philosophie, T.II, P.U.F., 1993 p. 63.
." Le primat de l'intellect conduit à l'unité de la réalité sous sa bannière :
"Il n'y a pas une réalité corporelle, objet des sens, et une réalité intelligible, objet de l'intellect et de l'entendement", résume Emile Bréhier
(8)
8. Id., p. 64.
.
C'est contre cette conception cartésienne que Sartre a écrit son théâtre.
Le théâtre de Sartre se lit comme une tentative pour "changer de réalité", pour passer d'une réalité intellectuelle à une réalité corporelle ou sensible.
C'est le rapport entre intellection et sensation d'une part, et le réel d'autre part, qui se trouve au centre des préoccupations du dramaturge.
On peut suivre l'évolution de Sartre dans Les Mouches, Les Mains sales, et voir dans Le Diable et le Bon Dieu un point d'arrivée
(9)
9. Cette étude se cantonne aux pièces de Sartre dont le héros est un "héritier" selon le terme de Colette AUDRY
("La situation de l'héritier chez Sartre" in Le Théâtre tragique, CNRS, 1962) et laisse de côté Huis-clos et La P... respectueuse.
.
Dans Les Mouches, Oreste, "jeune, riche et beau, avisé comme un vieillard, affranchi de toutes les servitudes et de toutes les croyances, sans religion,
sans métier, libre de tous les engagements", arrive à Argos. A peine arrivé, il est en proie à la mélancolie, pensant à ce qu'il n'a pas vécu, lui qui a tant lu :
Voilà mon palais. C'est là que mon père est né. J'y suis né moi aussi (...) J'aurais vécu là. Je n'aurais lu aucun de tes livres, et peut-être je n'aurais pas su lire... Mais par cette porte, je serais entré et sorti dix mille fois. Enfant, j'aurais joué avec ses battants... Plus tard, je les aurais poussés, la nuit, en cachette, pour aller retrouver des filles.
Il souffre de ce manque :
Pourquoi ne suis-je pas plus lourd, moi qui ai tant de pierres dans la tête (10) 10. Oreste est un touriste consciencieux : ces pierres font référence aux monuments qu'il a visités. ?
La vocation révolutionnaire d'Oreste est en rapport avec ce manque. Malgré Jupiter qui le met en garde - les habitants d'Argos n'ont rien à faire de la liberté et ne veulent pas regarder en face leur existence misérable
(11)
11. Variation sur le thème du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov.
- Oreste veut leur apporter la liberté. La fin révèle sa motivation : se donner en spectacle. Comme le remarque Francis Jeanson, qui donne ainsi la clé du personnage, il a besoin du regard des autres pour se sentir exister
(12)
12. Francis JEANSON, Sartre, Seuil, 1955, p. 22.
.
Dans Les Mains sales, le problème sartrien de la rupture avec la vision cartésienne du réel est formulé de la manière la plus explicite :
SLICK.- Il emploie les mots qu'il trouve dans sa tête, il pense tout avec sa tête.
HUGO.- Avec quoi veux-tu que je pense ?
SLICK.- Quand on la saute, mon pote, c'est pas avec sa tête qu'on pense... Tu n'as jamais eu faim.
Au primat de la pensée, la réplique de Slick substitue celui de la sensation. À "Je pense, donc je suis", Sartre oppose : "Je sens, donc j'existe".
Il n'est guère difficile d'identifier l'origine de la vocation révolutionnaire d'Hugo. Dans les souvenirs d'enfance du jeune homme, Sartre relie la "torture" infligée par les parents à l'enfant qu'ils forcent à manger quand bien même il n'a pas faim, avec le défilé des ouvriers en grève qui demandent du pain. L'enfant en retient que les travailleurs éprouvent une sensation, contrairement à lui à qui la sensation est refusée. De ce fait, ils sont réels, alors que lui a le sentiment de ne pas exister.
Adulte, le jeune homme a voulu rejoindre ceux qu'il a enviés et auxquels il ne ressemble pas du tout : mince, frêle, intellectuel, torturé par une activité de tête incessante. Hugo espère que son adhésion au combat de la classe ouvrière va l'aider à surmonter le désordre de son esprit :
HUGO.- J'ai besoin de discipline.
HOEDERER.- Pourquoi ?
HUGO, avec lassitude.- Il y a beaucoup trop de pensées dans ma tête. Il faut que je les chasse.
HOEDERER.- Quel genre de pensées ?
HUGO.- "Qu'est-ce que je fais ici ? Est-ce que j'ai raison de vouloir ce que je veux ? Est-ce que je ne suis pas en train de me jouer la comédie ?" Des trucs comme ça... il faut que j'installe d'autres pensées dans ma tête. Des consignes ! "Fais ceci. Marche. Arrête-toi. Dis cela". J'ai besoin d'obéir. Obéir et c'est tout. Manger, dormir, obéir.
Hugo voudrait être Slick, l'homme de main d'Hoederer, "Cent kilos de chair et une noisette dans la boîte crânienne, une vraie baleine". Il envie sa massivité, l'activité cérébrale réduite qu'il lui attribue, comparée au bourdonnement incessant de ses propres pensées : "Ce qu'il doit faire bon dans ta tête, pas un bruit, la nuit noire". Hoederer, particulièrement, incarne la réalité qui fait défaut à Hugo. Il l'admire et l'envie : "As-tu vu comme il est dense, comme il est vivant ?". Face à cette massivité, Hugo est confronté à sa propre irréalité :
JESSICA.- C'est la cafetière que tu avais dans les mains quand je suis entrée.
HUGO.- Oui.
JESSICA.- Pourquoi l'as-tu prise ?
HUGO.- Je ne sais pas. (Un temps.) Elle a l'air vrai quand il la touche. (Il la prend.) Tout ce qu'il touche a l'air vrai. Il verse le café dans les tasses. Je bois, je le regarde boire et je sens que le vrai goût de café est dans sa bouche à lui. (Un temps.) C'est le vrai goût de café qui va disparaître, la vraie chaleur, la vraie lumière. Il ne restera que ça. Il montre la cafetière.
JESSICA.- Quoi, ça ?
HUGO, montrant d'un geste plus large la pièce entière. Çà : des mensonges ! (Il repose la cafetière.) Je vis dans un décor.
L'assassinat devait être, pour Hugo, l'occasion de montrer, et de se montrer, qu'il était capable de se confronter à la réalité la plus déplaisante : "On s'apercevra peut-être un jour que je n'ai pas peur du sang". Or, Hugo réalise qu'il a envisagé le meurtre d'une manière abstraite : auparavant, il s'agissait de tuer un opposant politique qui, pour lui, n'était qu'un nom ; maintenant, sous ce nom, il y a une personne. L'action qu'il envisageait d'une manière clinique révèle ses aspects les plus déplaisants, des images de mort, le sang qui coule :
Là-bas, quand ils décident qu'un homme va mourir, c'est comme s'ils rayaient un nom sur un annuaire : c'est propre, c'est élégant. Ici, la mort est une besogne. Les abattoirs, c'est ici. (Un temps.) Il boit, il fume, il me parle du Parti, il fait des projets et moi, je pense au cadavre qu'il sera, c'est obscène.
Tuant Hoederer, Hugo va affronter la sensation la plus pénible qui correspond pour lui au maximum de réalité. En fait, on peut se demander s'il ne s'ôte pas toute chance d'accéder au réel, comme Hoederer le laisse entendre :
HOEDERER.- Toi, je te connais bien, mon petit, tu es un destructeur. Les hommes, tu les détestes parce que tu te détestes toi-même ; ta pureté ressemble à la mort et la Révolution dont tu rêves n'est pas la nôtre : tu ne veux pas changer le monde, tu veux le faire sauter.
HUGO, s'est levé.- Hoederer !
HOEDERER.- Ce n'est pas ta faute : vous êtes tous pareils. Un intellectuel, ce n'est pas un vrai Révolutionnaire, c'est tout juste bon à faire un assassin.
Hoederer relie Hugo au réel sensible. Avec la mort d'Hoederer, "c'est le vrai goût du café qui va disparaître, la vraie chaleur, la vraie lumière..." Autant dire que, de sang froid, le meurtre est impossible.
Hoederer a proposé à Hugo de l'aider à devenir adulte, donc d'accéder au réel, proposition que le jeune homme a décidé d'accepter. Malheureusement, entrant dans le bureau d'Hoederer pour lui signifier son accord, Hugo a surpris Hoederer embrassant Jessica. Humilié, croyant qu'il s'est moqué de lui, Hugo a tiré.
Acceptant l'aide d'Hoederer, Hugo est, à un certain moment, devenu son fils. Proposant son aide à Hugo, Hoederer est devenu son père. Cette paternité, Hoederer l'a assumée puisque, blessé à mort par Hugo, il l'a protégé par un mensonge.
La rage d'avoir été trompé d'une part, la certitude d'avoir politiquement raison et d'être soutenu par ceux qui l'ont mandaté d'autre part, ont empêché Hugo d'envisager toute l'horreur de son geste : le sang qui coule, la vie de son second et véritable père qui s'en va.
Devenu lucide, reconnaissant qu'Hoederer a eu raison en tout, l'a aimé et protégé comme son fils, Hugo réalise qu'il s'est barré le chemin vers le réel. La mort du jeune homme sous les balles de ses anciens amis matérialise l'échec de sa tentative.
Néanmoins, une avancée a été réalisée. Sartre s'est inventé un père, indispensable dans cette quête du réel.
1951 est un point d'arrivée pour un processus débuté avec Les Mouches. Dans Le Diable et le Bon Dieu, le processus d'acquisition du sensible trouve sa fin.
Le héros, Goetz, le plus fameux chef de guerre du 16ème siècle est, en droite ligne, l'héritier d'Oreste et de l'intellectuel Hugo : ils se sentent "légers", lui se sent "vide".
Goetz cherche à se masquer cette sensation de vide qui ne lui inspire que de l'horreur en jouant la comédie du Bien, puis celle du Mal : il lui faut sans cesse jouer un rôle pour être toujours présent à soi. Par ailleurs, on a vu que les héros sartriens recherchent la sensation. Cette sensation prend un nom dans Le Diable et le Bon Dieu : c'est le désir.
C'est pour éprouver du désir que Goetz se prive de boire, pour rendre le désir plus aigu qu'il agite la cruche pleine d'eau pour en écouter le clapotis :
GOETZ.- Tu entends ? Ça clapote. L'eau fait une musique d'ange : j'ai l'Enfer dans la gorge et le Paradis dans les oreilles.
La réplique de Hilda lèverait, s'il en était besoin, toute ambiguïté sur la signification du comportement de Goetz :
HILDA.- Amuse-toi, cajole tes désirs. Boire quand on a soif, ce serait trop simple ! Si tu n'entretenais sans cesse une tentation dans ton âme, tu risquerais de t'oublier.
En effet, quand son désir est contenté, Goetz retrouve le néant qui lui fait tant peur :
GOETZ.- La soif est partie ; je me sens vide.
Ce n'est pas tant pour se vaincre que pour se céder que le héros se fixe une épreuve impossible à tenir : ne pas boire pendant trois jours. Ayant cédé à un premier désir qui a cessé de l'amuser, il lui faut en trouver un autre :
HILDA.- Oui, je sais, le grand jeu. La tentation de la chair : tu voudras coucher avec moi.
Se "punissant", Goetz se donne ensuite le fouet... "Le corps est une chiennerie" estime Goetz, mais Hilda rectifie : "Le corps est bon. La chiennerie, c'est ton âme". En effet, le problème, c'est l'esprit. Heinrich, le prêtre apostat, le double de Goetz, révèle leur vérité à tous deux : ne pas cesser de haïr, ne pas cesser de souffrir... Souffrir, haïr, désirer, c'est s'assurer sans cesse que l'on existe, c'est échapper au néant.
Sartre fait évoluer Goetz dans un domaine nouveau et le fait naître à lui-même en lui faisant découvrir les mystères du comportement humain. Ainsi, Sartre expose la logique du désir qui aboutit à des réalités paradoxales : le chef de guerre a un comportement de femme coquette.
Comme une coquette, Goetz veut séduire qui lui résiste, quitte à s'en désintéresser aussitôt, une fois le but atteint. René Girard expose cette vérité du désir :
Il (le sujet désirant) possède l'objet, mais cet objet perd toute valeur du fait même qu'il se laisse posséder... L'esclave est aussitôt annexé au royaume du banal dont le maître est le centre (13) 13. René GIRARD, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1973, p. 170. .
Cette politique du désir est la clé du comportement de Goetz, aussi bien dans le domaine sentimental que dans ses relations avec les paysans.
A Catherine, Goetz demande de le détester, la renvoyant lorsqu'il découvre qu'elle l'aime. Inversement, avec Hilda, qui l'aime aussi mais qui lui tient la dragée haute, c'est Goetz qui supplie : "Fais-moi crever de désir", "Si tu m'aimes, il faut me torturer". Contrairement à Catherine, Hilda ne veut pas entrer dans le jeu de Goetz : jouerait-elle le jeu qu'elle serait aussitôt délaissée pour une autre.
Le versant politique de la pièce suit la même logique. Goetz veut être aimé des paysans, et fait tout pour les séduire, embrassant un lépreux, se blessant pour imiter les stigmates... Dès que ceux-ci se rangent derrière lui, ils deviennent "des chapons, des castrats, des anges de basse-cour", que Goetz oppose aux "loups" qu'il aime : ceux qu'il ne possède pas.
Après avoir exploré le versant sombre du désir, Sartre met en évidence son côté de lumière. L'amour humain est la forme pure du désir dont les comportements considérés précédemment ne sont que des errements, des formes bâtardes, inachevées. Son accomplissement exige l'amour absolu de la créature. "Moi qui répugne à toucher du doigt le fumier, comment puis-je désirer tenir dans mes bras le sac d'excréments lui-même ?" se demande Goetz, citant Odon de Cluny. A quoi la jeune femme lui oppose l'exigence totale de l'Amour terrestre :
HILDA.- Si tu meurs, je me coucherai contre toi et je resterai là jusqu'à la fin, sans manger ni boire, tu pourriras entre mes bras et je t'aimerai charogne : car l'on n'aime rien si l'on n'aime pas tout (14) 14. Le caractère entier de Hilda est une nécessité pour la transformation de Goetz. C'est l'application du vieux principe aristotélicien : un être en puissance ne peut devenir en acte que sous l'action d'un être en acte. Il faut que Hilda soit elle-même un être entièrement voué à l'Amour terrestre pour qu'elle puisse transformer Goetz selon ce principe. .
Il ne reste à Goetz qu'un dernier pas à faire, le renvoi au néant de Dieu. Goetz a fait semblant d'écouter la parole divine, mais Heinrich, le prêtre apostat, le révèle à sa vérité : "tu as forcé ta voix pour couvrir le silence de Dieu. Les ordres que tu prétends recevoir, c'est toi qui les envoies." Goetz reconnaît le bien-fondé de la remarque :
Je me demandais à chaque minute ce que je pouvais être aux yeux de Dieu. A présent, je connais la réponse : rien. Dieu ne me voit pas. Dieu ne m'entends pas. Dieu ne me connaît pas. Tu vois ce vide au-dessus de nos têtes : c'est Dieu. Tu vois cette brèche dans la porte : c'est Dieu. Tu vois ce trou dans la terre : c'est Dieu encore. Le silence, c'est Dieu. L'absence, c'est Dieu. Dieu, c'est la solitude des hommes... Si Dieu existe, l'homme est néant ; si l'homme existe...
Et de conclure :
Dieu n'existe pas... Il n'y a que les hommes (15) 15. Contrairement à ce que pense René Girard, il n'y a pas un "projet sartrien d'être Dieu" Op. cit., p. 164.
Au contraire, le héros sartrien, qui est presque Dieu, abandonne cette situation, que l'on pourrait croire confortable, pour tenter de devenir homme. .
La mort de Dieu a donné au monde humain plus de densité. Hilda est devenue plus réelle :
GOETZ.- [...] Dieu est mort [...] Comme tu es vraie depuis qu'il n'est plus. Regarde-moi, ne cesse pas un instant de me regarder : le monde est devenu aveugle ; si tu détournais la tête, j'aurais peur de m'anéantir. (Il rit.)
La dernière phrase fait référence à Berkeley. Pour ce philosophe, Dieu maintient le monde à l'existence en le percevant dans son esprit éternel. Maintenant, sous-entend Goetz en plaisantant, c'est Hilda qui maintient Goetz à l'existence en le percevant - "être, c'est être perçu". A l'amour divin, Goetz substitue l'amour humain. A travers son aventure, éprouvant le désir, prenant conscience du corps, rejetant la morale, Goetz a fait son apprentissage.
Dans L'Etre et le Néant, Sartre note :
A vrai dire, il faut partir du Cogito, mais on peut dire de lui, en parodiant une formule célèbre, qu'il mène à tout à condition d'en sortir (16) 16. Op. cit., p. 116. .
Avec Le Diable et le Bon Dieu, le parcours entamé avec Les Mouches en 1943 se termine.
Au début de 1951, Jean-Paul Sartre est optimiste. A partir d'une situation d'aliénation due à l'héritage cartésien, il montre la réconciliation de l'homme avec lui-même et avec le monde. Le héros réussit à inscrire son action dans une perspective de progrès social. Cette tentative forcenée d'adaptation au réel explique le refus sartrien de la tragédie qui implique toujours une fin de la vie.
D'une famille très aisée, Normalien, Sartre a connu pendant la première moitié de sa vie la plus grande sécurité, et il en est conscient
(17)
17. "Je constate que Gide, comme grand bourgeois, et moi comme fonctionnaire, nous n'étions que trop disposés à prendre le réel pour un décor.
Finalement, à Gide pas plus qu'à moi, il n'est jamais rien arrivé d'irréparable."
Extrait des Carnets, en date du 11 mars 1940, cité par SIRINELLI, Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron, Fayard, 1995, p. 199.
.
C'est un homme qui philosophe et théâtralise à partir de sa conscience bourgeoise et d'un souci de l'opinion quasiment provincial : "Sartre, le dernier d'entre nous" a dit de lui, plaisamment, François Mauriac, pour souligner son fondamental classicisme, en le comparant aux nouveaux venus, Arthur Adamov, Samuel Beckett, Eugène Ionesco qui ont connu, eux, l'expérience de l'exil et de la pauvreté . Ces nouveaux venus, Sartre les a jugés
(18)
18. Le bloc-notes du 31 octobre 1963 est consacré à Samuel Beckett. François Mauriac n'a pas encore vu Oh les beaux-jours "qui arrache à Jean-Jacques Gautier des cris d'horreur,
et d'admiration à Bertrand Poirot-Delpech". François Mauriac s'interroge et commente avec sévérité : "Les grandes oeuvres de tous les temps, depuis les tragédies grecques auxquelles Bertrand Poirot-Delpech
compare celles de Beckett, ont-elles tendu à rendre sensible aux hommes la dégradation humaine - une dégradation sans recours ? En est-il une seule qui ait laissé de la créature une image avilissante ? (...)
L'imposture commence au moment où vous décidez que le drame humain n'a pas de sens, qu'aucune clé ne tourne dans la serrure".
François MAURIAC, Bloc-notes, tome III, Seuil, 1993, p. 420.
:
Tous ces écrivains sont des exclus. D'origine étrangère, ils sont extérieurs et à notre langue et à notre société. Alors, ils les regardent du dehors. Toute l'oeuvre de Ionesco, c'est une société du proverbe ; l'union entre les hommes, mais vue à l'envers. Et le problème de ces écrivains, c'est celui de l'intégration - en cela, ce sont les seuls dramaturges de notre temps (ils font éclater le théâtre bourgeois où cette intégration est donnée à l'avance) - mais de n'importe quelle intégration, de leur intégration à n'importe quelle société : en ce sens, apolitiques, ils sont aussi réactionnaires (19) 19. Un théâtre de situations, p. 82. Entretien avec Bernard Dort paru dans la revue Théâtre populaire en sept.-oct. 1955. .
Trop intégré, trop bourgeois, Sartre est aveugle à ce qui n'échappe pas à ces écrivains déracinés, la crise d'une culture
(20)
20. Qui, quelques années plus tard, n'échappe pas non plus à Lucien Goldmann, lui-même déraciné. En revanche,
Camus, pourtant né dans un milieu très défavorisé, manque de lucidité par rapport aux valeurs humanistes.
.
Inséré et reconnu dans une société dont il s'aveugle sur la crise véritable, Sartre ne peut même pas envisager qu'un monde puisse naître où les intellectuels n'auraient plus une position dominante.
D'ailleurs, Sartre ne semble pas réaliser, à ce moment de sa carrière, l'incohérence de sa position. Son projet de dépasser l'intellectualisme, la volonté de libération des instincts porte en elle-même la condamnation de l'intellectuel
(21)
21. Entre 1954 et 1956, sur le thème des relations du Père et du Fils, véritable sujet des Mains sales, Samuel Beckett écrit Fin de partie où il fait de Hamm, le Père de Clov, un intellectuel dont la mort symbolise la fin de la Culture. Pour cet auteur qui refuse toute forme d'engagement et se cantonne dans le rôle de "témoin",
le rationalisme cartésien est à bout de souffle, l'humanisme est condamné, la victoire de "Godot" inévitable.
.
Dans les années 1957 et 1958, c'est la société elle-même qui se transforme et change ses valeurs. La maîtrise de soi est disqualifiée. Le désir vient au centre du réel. A la fin des années quarante, au début des années cinquante, combattant l'intellectualisme en lui-même, cultivant l'instinct, l'écrivain n'a fait qu'accompagner un mouvement qui se précipite quelques années plus tard
(22)
22. Voir "Le thème du maître et du disciple dans le théâtre moderne et contemporain" Revue d'histoire du théâtre, n°3, 2001.
.
Comment Sartre a-t-il vécu cette "désintellectualisation" du monde, lui qui malgré son évolution, était resté un intellectuel ? Pourquoi, après Les Séquestrés d'Altona, pièce écrite dans ces années charnières, n'a-t-il plus produit pour le théâtre ? Ce sont là des questions aujourd'hui sans réponse.
(article mis en ligne le 15 janvier 2008)
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