Essais sur le théâtre moderne et contemporain
   par Gérard Piacentini



La Cantatrice Chauve d'Eugène Ionesco :
contre L'Être et le Temps de Martin Heidegger (suite)


Les oppositions qui structurent la pièce :     

RÉELIMAGINAIRE
Tout le monde est identiqueChacun est différent
La pendule sonneLa pendule ne sonne pas
Sentiments négatifs :Sentiments positifs :
colère, avarice, ennui…joie, pleurs…
Le langage a un sensLe langage n'a pas de sens
Étroitesse d'espritConnaissance, intuition
Le passé est connuLe futur est connu
Intérieur de la maisonMonde extérieur
On parle français seulementOn parle anglais parfois
Monde matérielMonde du feu
PromiscuitéSolitude

Commentons ce tableau en rappelant les points principaux de l'interprétation proposée précédemment.

Le réel est le monde d'un personnage "type" : Bobby Watson.
Bobby Watson est à la fois homme et femme, revêt toutes les apparences physiques, a tous les âges, exerce tous les métiers, incarne toutes les relations de parenté : il est "Monsieur-Madame-Tout-le-Monde."
Monsieur et Madame Smith qui s'accusent mutuellement d'actions qui effacent la différence entre hommes et femmes sont des Bobby Watson : Madame Smith reproche à son mari de faire comme tous les hommes, "farder ses lèvres cinquante fois par jour, fumer sans arrêt, boire du whisky"… Monsieur Smith adresse aux femmes en général et à son épouse en particulier une critique identique.

Dans cet univers de l'anonymat, la tentation est d'être.

Le Pompier, inspiré du personnage de Méphistophélès du Faust de Goethe, incarne l'imaginaire : il n'est pas un personnage du monde réel et matériel. Il incarne la personnalité absolue. Mais il est aussi le maître du feu et de la folie (3) 3. Matérialisation de l'imaginaire dans le réel, le Pompier se trouve dans un monde inverse et fait le contraire de ce qu'il dit. Ainsi, il déclare qu'il va enlever son casque et rester debout : en fait, il s'assied et garde son casque... .

Le Pompier fait miroiter aux personnages la possibilité d'être en évoquant des êtres différenciés et parfaitement identifiables, dotés d'une personnalité. C'est le but de la fable : "Le Chien et le boeuf". Cette fable renvoie immédiatement à un "autre chien" et à un "autre boeuf". Le chien et le boeuf du titre appartiennent au réel ; l'"autre chien" et l'"autre boeuf", à l'imaginaire. En effet, cet "autre chien"s'est pris pour un éléphant, c'est-à-dire quelqu'un de différent. Il appartient donc forcément à l'imaginaire puisque dans le réel, il n'y a que des Bobby Watson ! Ainsi, toute personnalité est du ressort de l'imaginaire.
Dans une autre fable racontée par le Pompier, le "coq" ne peut se faire passer pour un "chien", car dans l'imaginaire, un coq et un chien sont différents. En revanche, dans le monde des Bobby Watson auquel appartient encore Madame Smith qui répond au Pompier, un chien et un coq sont identiques et anonymes. Dans le même esprit, dans l'imaginaire, s'il y a une "blonde", elle ne peut être que "Marie" car il ne saurait y avoir deux blondes, ni deux "Marie"…

Sous l'influence du Pompier, les personnages se libèrent, racontent des fables, tiennent des propos incohérents.

La pendule
La pendule souligne que les personnages sont étrangers à eux-mêmes. Elle ne sonne que dans les premières scènes, et particulièrement fort lorsque Monsieur et Madame Martin ne comprennent qu'ils sont mari et femme que par une série de coïncidences qui, autrement, seraient inexplicables. Comme les Smith, les Martin sont des Bobby Watson.

Les sentiments
Dans le réel, les personnages sont dominés par des sentiments négatifs : avarice, colère, envie, méchanceté, égoïsme, bêtise comme les Smith dans la première scène ; ou bien ils sont indifférents envers l'autre, comme les Martin dans la scène 4. En revanche, l'imaginaire est le lieu de sentiments comme la joie ou la tristesse, sentiments qui apparaissent humains par rapport au monde dévalorisé et mécanique du réel.

"MARY, éclate de rire. Puis elle pleure. Elle sourit : Je me suis acheté un pot de chambre"


Pleurs et joie appartiennent à l'imaginaire. En revanche, le pot de chambre appartient indiscutablement au réel qu'il dévalorise… et dont il est la métaphore. La Bonne appartient à la fois au réel et à l'imaginaire.

Le langage
Dans l'imaginaire, le langage n'est pas rivé aux choses, obligé de signifier comme dans le réel où il exprime des réalités terre à terre - le pot de chambre - ou des sentiments bas, avarice, méchanceté… Libéré, le langage crée un monde de fantaisie, comme celui du veau qui avait mangé du verre pilé, ou celui de la fable du "serpent et du renard".

Étroitesse d'esprit et connaissance
Les personnages du réel sont caractérisés par l'étroitesse d'esprit. En revanche, l'accession à l'imaginaire se marque par l'intuition et la compréhension. Ainsi, dans la scène 5, la Bonne - le personnage le plus ouvert - dans une parodie d'énigme policière, montre qu'elle connaît la véritable identité des Martin : Bobby Watson (4) 4. La Bonne dit se nommer… Sherlock Holmes : le génial héros d'Arthur Conan Doyle dont le faire-valoir et l'ami est le stupide docteur Watson… La Bonne déclare là qu'elle n'est pas une Bobby Watson. .

Passé et futur
Entre réel et imaginaire, le temps s'inverse. Contrairement au réel où le passé est connu, dans l'imaginaire, c'est le futur qui est connu. Le Pompier quitte les Smith et les Martin pour éteindre un incendie qui va éclater "dans trois quart d'heure et seize minutes, à l'autre bout de la ville"… Cet écoulement du temps en sens inverse donne la clé de la fin de la scène 8 : pour Monsieur Smith qui se situe déjà dans l'imaginaire, la pendule indique le contraire de l'heure qu'il est tandis que pour son épouse qui se trouve entre réel et imaginaire, il n'y a pas d'heure (5) 5. Cette fin de scène est inspirée de Faust.

Intérieur et extérieur
L'intérieur de la maison est le lieu du réel et du connu. L'extérieur est dangereux, car espace du non-maîtrisé : la Bonne qui rentre de sa sortie est contrainte de raconter son après-midi afin qu'elle devienne "transparente", qu'avec elle ce ne soit pas de l'"inconnu" qui s'introduise dans la maison.
La venue du Pompier fonde l'opposition du réel et de l'imaginaire. Quand il sonne, le Pompier se trouve de l'autre côté de la porte par rapport au personnage qui va lui ouvrir. Le personnage (réel) et le Pompier (imaginaire) se trouvent donc par rapport à la porte comme un sujet et son image dans un miroir.
La sonnette retentit quatre fois. Mme Smith va ouvrir les trois premières et ne trouve personne. La quatrième, c'est M. Smith qui ouvre et trouve le capitaine des pompiers. Mais le Pompier n'a pas sonné les deux premières fois : il a entendu sonner et n'a vu personne. En revanche, il a sonné les deux autres fois, et si, lors du troisième coup de sonnette, Mme Smith n'a trouvé personne, c'est parce que le Pompier s'était caché.
Un débat s'instaure après le second coup de sonnette : lorsqu'on entend sonner à la porte, y a-t-il quelqu'un ou personne ?
- M. Smith pense qu'il y a toujours quelqu'un. Lorsqu'il va ouvrir, il trouve le Pompier qu'il salue en anglais, soulignant ainsi le changement d'univers : pour lui, l'imaginaire existe.
- M. Martin est partagé entre imaginaire et réalité puisqu'il estime que, parfois il y a quelqu'un, parfois il n'y a personne (6) 6. Monsieur Martin est un personnage particulièrement "fluctuant"… Dans la scène 9, on apprend que M. Martin ne s'est pas vu dans le miroir, ce matin-là : "C'est parce que je n'étais pas encore là" réplique-t-il à son épouse qui lui fait remarquer son "absence"). .
- Mme Smith et Mme Martin pensent qu'il n'y a jamais personne : elles refusent le rêve et montrent ainsi le caractère terre à terre déjà remarqué chez Mme Smith dans la première scène.
Dans la suite du débat (scène 8), les deux femmes refusent de prendre en compte le quatrième coup de sonnette qui a effectivement amené l'entrée du Pompier. Acceptons l'arbitraire sans lequel la pièce s'arrêterait là… Le problème se ramène donc aux trois premiers coups de sonnette. Mais si le Pompier n'a pas sonné les deux premières fois, il a bel et bien sonné la troisième : l'imaginaire existe donc pour les deux femmes… Et en effet, l'entrée du Pompier fait évoluer Mme Martin qui admet que, quand on sonne, il y a parfois quelqu'un.

Monde matériel, monde du feu
Si le réel est symbolisé par le pot de chambre de la Bonne, en revanche, l'imaginaire est le monde du feu : quand elle rencontre le Pompier, la Bonne raconte un poème qui décrit un embrasement généralisé (7) 7. Transposition de l'invocation, faite par Faust, des quatre éléments, feu, eau, air et terre : "Que le Salamandre s'enflamme ! Que l'ondin se replie ! Que le Sylphe s'évanouisse : Que le lutin travaille !" Par ailleurs, la Bonne ne peut ouvrir au Pompier, dans la scène 7, sinon la folie de Mary interviendrait alors et la pièce serait court-circuitée. : pierre, château, forêt, hommes, femmes, oiseaux, poissons, eau, ciel, cendre, fumée, et même feu, prennent feu successivement. C'est le réel qui est détruit. Elle est devenue folle.
La recherche de l'identité, du soi, ne débouche que sur la folie.

Promiscuité, solitude
L'imaginaire est donc un lieu de fuite, où l'on se sent être. Mais cette fuite ne débouche que sur la folie et l'angoisse de la mort :

"LE POMPIER, se dirige vers la sortie, puis s'arrête: A propos, et la Cantatrice chauve ?"


La Cantatrice chauve est la personnification de la mort et se situe dans l'imaginaire, comme le souligne la réplique de Mme Smith qui trahit la déformation du rêve : "Elle se coiffe toujours de la même façon !"
La situation des personnages est sans issue. Ils ne supportent pas la réalité, ne se supportent pas les uns les autres, fuient dans un monologue insensé où ils croient trouver l'être, mais ne rencontrent que la folie et la peur de la mort.
La dernière scène, où le dialogue oscille entre des déclarations privées de sens (du ressort de l'imaginaire) et des lieux communs déformés (reliés au réel), souligne l'impossibilité de prendre un parti.
Je vais, dans la partie suivante, confronter La Cantatrice Chauve, telle que nous la comprenons à présent, aux concepts essentiels developpés par Martin Heidegger dans L'Être et le Temps. (8) 8. On comprend enfin des déclarations telles que celle-ci : "L'oeuvre théâtrale est aussi quelque chose qui doit se déchiffrer, se comprendre, c'est à dire on doit très bien comprendre ce que ses personnages veulent dire, disent, font", Eugène Ionesco, Passé, Présent, Présent, Passé, Mercure de France, Paris, 1968, p. 248. Eugène Ionesco, qui a voulu être compris, a multiplié les déclarations de ce genre.. Dans l'édition originale de Notes et contrenotes (Gallimard, Paris, 1962), les premières pages sont consacrées à La Cantatrice chauve et contiennent une série d'affirmations incohérentes avec l'interprétation conventionnelle de la pièce. De toute évidence, Eugène Ionesco a voulu les mettre en relief pour que les critiques s'interrogent sur l'interprétation convenue de son oeuvre. Dans la réédition de Notes et contrenotes en livre de poche, ce chapitre est noyé au milieu du livre. L'information essentielle que constitue le choix délibéré de mettre un certain chapitre en valeur, alors même que l'auteur reprend plus loin le thème de La Cantatrice chauve, a ainsi disparu…